Le marché foncier sénégalais

Avatar Birame Faye | 17 avril 2021

Qu’on l’avoue ou pas, la terre est devenue une marchandise hyper-convoitée par des acteurs aux perspectives souvent contradictoires au Sénégal. Tel un souk invisible où marchands et clients s’adonnent à des transactions défiant toute légalité. Un marché foncier qui construit donc une bombe sociale à retardement que l’Etat a peur de désamorcer.

«La terre est le plus grand risque de conflit dans notre pays». Ce rappel est loin d’être un coup d’émotion présidentiel exprimé lors de la Journée de décentralisation, le 22 octobre 2020, mais une réalité documentée et un défi de sécurité intérieure. Le chef de l’Etat l’a martelé en fixant les élus locaux dans les yeux, car légalement délégataires de la gestion du Domaine national. Le régime foncier qui régit près de 95% des terres du Sénégal. Le reste relève de titres privés et du domaine de l’Etat. Une offre foncière statique qui est loin de satisfaire une demande d’une population dynamique qui est passée de 2 millions au moment de l’adoption de «l’originale» loi sur le Domaine national, il y a 56 ans, à plus de 15 millions en 2020.

Cette loi, en insistant sur le critère de résidence et en se méfiant de caractériser la mise en valeur dans le but de ne pas instaurer un marché foncier au Sénégal, a certes permis de préserver la ressource dans le temps, mais n’a pas fait disparaître le droit coutumier qui s’appliquait avant son entrée en vigueur. Ceci a créé un marché foncier qui s’autorégule en marge de la légalité dont les transactions aliènent les droits de certaines populations à la terre et accélèrent l’enrichissement d’acteurs qui portent souvent les habits d’investisseurs. Les détournements d’objectif d’investissement sont légion.

L’immobilier à l’assaut de l’agriculture

Du coup, les projets dits de développement économiques et sociaux à forte incidence foncière se confrontent à tort ou à raison des résistances locales, car les mécanismes d’affectation des terres n’impliquent pas les populations concernées et sont déroulés dans un climat de méfiance.

Dans la zone des Niayes, des terres à vocation agricole sont transformées en titre foncier et parcelles à usage d’habitation vendues, en marge du circuit administratif. Alors qu’il y est permis de cultiver pendant toute l’année grâce à la disponibilité de la nappe, les Niayes sont aujourd’hui secoués par une urbanisation sauvage qui n’est rien d’autre qu’une excroissance de l’agglomération de Dakar, créant un marché foncier, lit d’une corruption organisée, impliquant parfois la responsabilité de services déconcentrés, des collectivités territoriales et des paysans.

Ce phénomène relativise l’impératif politique de développement agricole et d’autosuffisance alimentaire, mais aussi la lutte contre le chômage des jeunes ruraux. Il est juste illustratif d’une compétition entre acteurs et de la surpression exercée sur les ressources foncières au Sénégal.

Agrobusiness à polémique

Dans toutes les zones agroécologiques du Sénégal, notamment celles traversées par des cours d’eau, le modèle de développement agricole basé sur l’agrobusiness tente de s’implanter sur les terres des exploitations agricoles familiales.

En 2011, près de 600 000 ha (Cicodev Africa), non compris les 215 000 ha affectés dans l’ex-communauté rurale de Mbane, soit 17% des terres arables, ont été attribués à des investisseurs privés. Leur préalable demeure l’accès à un foncier sécurisé. Mais ces affectations, sous l’effet de la Grande offensive pour l’agriculture, la nourriture et de l’abondance (Goana) pour la plupart d’entre elles, réunissent toutes les conditions d’un accaparement de terres tel qu’il est caractérisé au niveau international, loin du consentement «libre et éclairé» des populations locales. La Sedima en a payé le prix à Ndengler malgré son titre foncier.

Ces investisseurs agricoles s’orientent plus vers les cultures d’exportation, dites à « forte valeur ajoutée », que la contribution à l’autosuffisance alimentaire. Si bien qu’il est encore très difficile de développer «des synergies entre agro-industries et agriculture familiale» comme le souhaitait le Programme d’accélération de la cadence agricole au Sénégal (PRACAS).

Toujours est-il qu’au nord du pays, l’avancée du front agricole sur les terres pastorales inquiète les éleveurs. Ceci n’est pas sans risque de conflit. Les 20 000 ha attribués à Senhuile dans la réserve de faune de Ndiael est un parfait exemple. Dans le département de Linguère, les vastes superficies clôturées par Azila Gum Company, combinées aux dizaines de milliers d’hectares sous grillage pour les besoins de la Grande muraille verte, réduisent la mobilité du bétail, même si le fourrage tiré des parcelles participe à la sédentarisation des pasteurs, renforçant ainsi leur résilience face à la rareté du pâturage pendant la longue saison sèche.

Exploitations minières gourmandes en terres

La préoccupation des éleveurs de la zone sylvo-pastorale a son pendant dans les régions minières. Les permis d’exploitation engendrent des occupations de grandes superficies et une sérieuse menace sur la diversité biologique et la production agricole. A Kédougou, la compagnie “Sabodala gold operations” (Sgo) est attributaire d’un permis qui l’autorise à opérer sur 1050 km2, presque le double de la région de Dakar, au risque de déplacer plusieurs villages dont Sabodala.

Dans la région de Thiès, l’exploitation du zircon par la Grande côte opérations se fait sur des terres agricoles. Cette société vient d’ailleurs cohabiter avec les Industries chimiques du Sénégal (ICS) dont les méfaits écologiques ont fini d’infortuner les populations locales. La poussée de fièvre qui a vu le jour au village de Tobéne, en août 2020, risque d’avoir lieu à Niafourang (département de Bignona) où le sable de zircon est promis à des investisseurs étrangers.

Sauver le littoral sénégalais

Le sable de plage n’en est pas moins épargné. En effet, le littoral sénégalais fait l’objet de fortes convoitises sur tous les «700 km» de côtes. Et la responsabilité de l’Etat est lourdement engagée dans la mesure où il n’y a point d’occupation sans un déclassement et une autorisation de construire délivrée par les collectivités territoriales. Pourtant, le Code du domaine de l’Etat de 1976 est sans équivoque. Il s’agit de protéger «des rivages de la mer couverts et découverts lors des plus fortes marées, ainsi que de la zone de cent mètres de large à partir de la limite atteinte par les plus fortes marées». Ce domaine est supposé être incessible et imprescriptible et donc ne peut faire l’objet de titres fonciers accordés à des particuliers. Le constat montre le contraire.

Des réformes toujours amorcées puis reportées

Les acteurs ne sont pas insensibles au « bazar » foncier et tentent parfois d’y remédier. Sauf que les processus de réforme ne vont jamais jusqu’au bout. En 2012, le gouvernement du Sénégal a institué une Commission nationale de réforme foncière (CNRF), matérialisant en partie la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale adoptée en 2004 qui recommande la définition d’une politique foncière et la réforme de la loi sur le domaine national qui régit le foncier rural.

Après quatre ans de travaux, la CNRF a remis au chef de l’Etat un Document de politique foncière. La suite a été la dissolution de celle-ci le 16 mai 2017 par décret. La CNRF n’a pas eu le temps de proposer des pistes de législation foncière. Alors médiateur de la République, le Pr Serigne Diop avait présidé, en 2005, une Commission nationale de réforme du droit à la terre. L’une de ses propositions majeures était la généralisation de l’immatriculation des terres. En 1996, le processus de décentralisation consolidé a davantage responsabilisé les communautés rurales, en instaurant le contrôle de légalité à la place de celui de l’opportunité. Cette réforme a eu un effet sur les conditions d’affectation des terres du Domaine national.

Des outils de gouvernance participative à la recherche d’une mise à l’échelle

En août 2020, le Réseau des villes et communes vertes et écologiques du Sénégal (Reves) a adopté une «charte locale de bonne gouvernance foncière et des ressources naturelles». Cette convention locale, à l’instar des autres, encourage la définition de règles locales qui gouvernent le foncier. Ces règles ont le double avantage de promouvoir des bonnes pratiques endogènes en la matière, tout en se conformant au cadre légal national en vigueur.

C’est ainsi qu’une première «charte locale de gouvernance foncière» a été mise en place par le Conseil des organisations non-gouvernementales d’appui au développement (Congad), en 2011, dans la commune de Fass Ngom, dans le département de Saint-Louis. Elle a pour objectif d’instaurer un dialogue permanent entre les différents acteurs de la gouvernance foncière notamment les décideurs locaux, les citoyens et les représentants de l’Etat pour anticiper sur les conflits et permettre une prise de décision éclairée par la collectivité territoriale.
De ce fait, la «Commission domaniale élargie» est l’organe par excellence qui opérationnalise une charte locale de gouvernance foncière. Elle peut avoir comme mission de faire des prospections, des investigations, de la médiation, de la délimitation et de l’installation des affectataires de terres.

On peut également citer « la Charte locale de gouvernance contre les acquisitions de terre à grande échelle », « la Charte du domaine irrigué », sans oublier le « Plan d’occupation et d’affectation des sols » (POAS). Cette dernière convention a été expérimentée par la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du Delta (SAED) depuis 1991, suite à la forte pression foncière qui a été notée dans cette partie de la vallée du Fleuve Sénégal. Sa pertinence dans le processus de sécurisation foncière avait amené l’Etat à inscrire la généralisation du POAS dans toutes les communautés rurales du Sénégal à travers la mise en œuvre de la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale.

Quoi qu’il en soit, l’issue de nombre de projets à forte incidence foncière a démontré qu’il est difficile de garantir la sécurité des investissements sans acquérir au préalable la licence sociale.

Les terres du domaine national sont invendables

La loi n° 64-46 du 17 Juin 1964 relative au domaine national régit le foncier rural. Elle reconnaît les zones de terroirs où habitent et cultivent les populations, les zones classées gérées par les services déconcentrés et les zones pionnières abritant des projets de l’Etat. La gestion du domaine national est confiée aux communes anciennement appelées communautés rurales créées en 1972.
Les critères d’affectation des terres du domaine national, conformément au décret du 27 octobre 1972 (modifié en 1980 et 1986) sont la résidence dans la communauté, la capacité de mise en valeur de la superficie demandée. Elle ne confère qu’un droit d’usage. Les terres affectées ne peuvent faire l’objet d’aucune transaction et notamment d’aucune vente ou contrat de location. Du point de vue légal, elles sont donc invendables. Le conseil municipal doit juste fixer des frais de bornage à verser au Trésor public par l’affectataire.
Le dernier décret, pris le 16 septembre 2020, a apporté une modification sur l’autorité administrative compétente à mener le contrôle de légalité initialement dévolue au Sous-préfet quelle que soit la superficie. Désormais, le Gouverneur de la région a cette compétence lorsque la superficie à affecter par un conseil municipal fait 50 hectares ou plus.


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